Enquête
Coronavirus ou le virus qui ronge le monde de l’enseignant malien
Promoteurs et enseignants d’écoles privées, enseignants fonctionnaires et surtout jeunes chômeurs sortants des écoles de formation d’enseignant, à la quête d’un premier emploi, nombreux sont ceux qui payent le frais de la fermeture des classes, entreprise par les autorités dans le cadre de la lutte contre la pandémie de coronavirus. Dans le reportage qui suit, nous témoignons la « galère » des victimes d’un chômage technique engendré par cette fermeture.
Il y a quelques jours, madame Sangaré était alertée par un message envoyé sur son smartphone : L’administration de l’école X, où son fils étudie en 1ere année, annonçait l’augmentation d’une somme sur le frais de scolarité dès la reprise prochaine. En effet, ce message fracassant précédait à un autre dans lequel la même école demandait le paiement du frais de scolarité mensuel de mars. « Soucieuse pour les enseignants, qui n’auraient pas une activité lucrative en cette période, j’essayais de convaincre mon mari afin qu’il le paye. ». Hélas ! Le mari de la jeune femme ne partage pas le même avis, car pense-t-il que cet argent ne serait pas un salaire mais plutôt un simple « don » à l’école. Cependant, leur fils continue de bénéficier des cours à domicile, entamés bien avant la fermeture des classes, la nuit. « Nous profitons beaucoup de cette période pour avancer davantage dans le programme », explique l’étudiant reconverti enseignant de domicile avant de poursuivre : « après les révisions, nous avons commencé, ces derniers jours, des nouvelles leçons. Mon ambition est d’aller plus loin que possible avant la reprise des cours ».
L’étudiant-maitre n’est pas le seul à exercer ce métier d’enseignant de domicile. Nombreux sont aussi les maîtres d’école qui sont venus grossir le rang à défaut de cours à l’école. C’est le cas de M. Dembélé qui enseignait dans une école privée. Bien que la fermeture des classes a impacté ses activités pédagogiques, il s’en sort bien avec des cours qu’il dispense ça et là dans son quartier. En plus de cela, « pour ma propre formation, je suis également des cours à distance sur les chaînes de télévision et de radio et sur les réseaux sociaux ».
Même les permanents
Toutefois, une bonne partie des enseignants des écoles privées auraient du mal à joindre les deux bouts en cette période difficile. Si les mercenaires (mot signifiant, dans le jargon des enseignants, une personne que l’on paye en fonction du nombre d’heures durant lesquelles il travaille) en sont déjà victimes, ceux qui bénéficient de la permanence dans des écoles privées ne sont pas tous épargnés. M. Diarra a du mal à digérer une décision prise in extremis par l’administration de son établissement scolaire. « Il y a juste quelques semaines, je recevais une lettre dans laquelle le directeur annonçait la suspension de mon salaire à partir du 15 avril ». Inconsolable, notre interlocuteur, qui ne désespère pas non plus, se soucie pour ses collègues et pour lui-même contraints au chômage technique.
Dans le souci de rétablir l’équilibre écoles privées-enseignants, nous avons voulu rejoindre des promoteurs et administrateurs d’école privées. En vain ! Toutefois, un directeur d’école rétorque enfin : « nous n’avons pas le choix. Nos seules sources de revenus viennent des parents d’élèves qui ne paient plus les frais de scolarité mensuels de leurs enfants. Comme eux – il s’agit les parents d’élèves et des enseignants – nous vivons dans la même galère .
« Nous préférons la covid-19…»
Outre la galère des enseignants des écoles privées, les salaires des enseignants fonctionnaires grévistes ne sont pas disponibles depuis un certain temps. Bien que cette décision du gouvernement n’est pas liée au covid19, nombreux sont les intervenants qui estiment que ce n’est pas le moment d’appliquer celle-ci. « Certes cette retenue est légale, mais obéir à une loi au détriment d’une autre est abus de pouvoir », déplore un jeune fonctionnaire, comme pour dire qu’auparavant l’article 39 (qui prévoit l’augmentation de 20 % des salaires de ces fonctionnaires) n’a pas été respectée après sa promulgation.
« Concours ou jugement du jour dernier ? », intitule un internaute sortant d’une école de formation d’enseignant sur son mur WordPress, exprimant son ras-le-bol face au retard des résultats du concours de recrutement d’enseignants dans la fonction publique des collectivités territoriales. Avec le chômage, le silence de l’État devant ces résultats est l’autre préoccupation des nombreux sortants des IFM et de l’ENSUP non recrutés dans la fonction publique. « C’est vraiment stressant pour nous qui sommes en attente depuis bientôt cinq mois », se plaint un autre, candidat, qui avait pris part à la session de décembre 2019, d’un air renforgné.
A ce sujet, un doyen ajoute que ces résultats n’ont rien à voir ni avec la grève des enseignants, ni avec la maladie à coronavirus, car selon lui, le budget de recrutement d’enseignants serait voté bien avant le concours.
A la suite de cette fermeture des écoles (publiques et privées sur toute l’étendue du territoire national), entreprise, en mars, par les autorités dans le cadre de la riposte contre la pandémie de coronavirus, une hécatombe plane sur le monde éducatif malien. Du moins, un chômage technique, sans précédent, du personnel de l’établissement scolaire s’est généralisé presque partout. Promoteurs et enseignants d’écoles privées, enseignants fonctionnaires et surtout jeunes chômeurs, sortants des écoles de formation d’enseignant à la quête d’un premier emploi, nombreux sont ceux qui payent le frais. Au moment où les mesures de barrières sont plus que jamais strictes (fermeture de certains lieux de travail, couvre-feu etc.), l’inquiétude règne chez beaucoup d’entre eux. « Nous préférons être atteints de coronavirus que de continuer de vivre dans cet enfer. Nous arrivons à peine à survivre.», s’écrie Abdoulaye Danioko, sortant de l’institut de formation de maîtres. Celui qui gagne sa vie, depuis la fin de sa formation en 2017, dans un établissement scolaire privé de la ville de Kayes s’inquiète, cependant, du « danger » qui guette « un homme sans travail ».
Parlant du même chômage, Djibril Tounkara se montre à son tour, compatissant envers ses collègues mercenaires. « Plus de cahier à émarger donc plus d’argent à empocher. Beaucoup de ces pauvres victimes qui ne savent qu’enseigner, vivent une heure sombre de leurs carrières. Pis encore, ils ne reçoivent, jusqu’ici, aucune aide de la part de l’État malien. Je vous laisse imaginer le calvaire que les pères de famille vivent, surtout en ce début du mois de carême.», a-t-il conclu le jeune fonctionnaire.
Yelihebdo
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