Interview
L'ambassadeur français au journal L'Indépendant : « Une grande majorité de Maliens, en particulier ceux des régions du Nord qui voient l’action de Barkhane sur le terrain, connaissent la valeur du partenariat entre nos deux pays. »
Quelques jours après une manifestation hostile à la présence des militaires français sur le territoire malien, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (20 janvier), l'ambassadeur français au Mali a accordé, ce lundi 25, une interview à l'un des journaux les plus lus du pays. Attaque de Bounti, engagements du sommet de Pau.. Joël Meyer donne, dans l'entretien qui suit, des explications sur plusieurs « sujets-polémiques », répondant néanmoins aux ressentiments anti-français qui font figures dans le Sahel depuis un certain temps.
L'Indépendant : Les frappes aériennes militaires, opérées le 3 janvier dernier par l’armée française, près de la localité de Bounti (cercle de Douentza, région de Mopti), continuent de défrayer la chronique. De nombreuses voix s’élèvent pour demander l’ouverture d’une enquête indépendante pour faire la lumière sur ce qui s’est passé réellement. Quel est votre commentaire sur cette situation ?
Joël Meyer : Les éléments précis communiqués par l’état-major des armées français ne laissent place à aucun doute. La frappe réalisée par la force Barkhane dans cet espace ouvert et semi-boisé, à plus d’un kilomètre au nord des premières habitations du village, a exclusivement ciblé des éléments terroristes, affiliés à la katiba Serma. Aucun dommage collatéral n’a été occasionné. L’armée française n’agit pas à la légère.
Cette frappe est l’aboutissement de plusieurs heures d’observation en temps réel, mais aussi de plusieurs jours d’exploitation de renseignements qui ont permis d’identifier formellement ce groupe, puis d’agir dans la stricte application du droit des conflits armés. Rappelons par ailleurs que l’état-major malien a très clairement confirmé nos analyses. Nous prenons note de la disposition des autorités militaires maliennes et de la MINUSMA à mener des investigations complémentaires, et sommes convaincus que leurs conclusions permettront de lever toute équivoque.
Cette affaire témoigne, une nouvelle fois, des dangers liés à la prolifération des rumeurs et des fausses informations. Nous avons tous lu des publications faisant état ici d’une centaine de civils tués, là de tirs d’hélicoptères sur un village. Nous avons vu des photos trafiquées de dépouilles ou d’habitations brûlées, qui viennent s’ajoutent à la longue série de montages visant l’armée française. Ces infox sont souvent le fruit de tentatives délibérées de manipulation de l’information, et leur diffusion fait le jeu de ceux-là même qui combattent l’Etat malien. J’en appelle à la responsabilité de chacun : vérifions, recoupons, ne tombons pas dans le piège de la désinformation.
Les appels à manifester lancés pour réclamer le départ de l’armée française du sol malien surviennent dans un contexte où un récent sondage, réalisé par l’hebdomadaire français « Le Point » révèle que plus de la moitié des sondés sont favorables à ce retrait des militaires français du Sahel. Faut-il redouter une remise en cause de l’engagement français dans cette partie du monde ?
Je crois qu’il faut d’abord relativiser les appels à manifestation entendus au Mali. Ils sont le fait de quelques rares activistes qui tentent d’en faire leur fonds de commerce, sans succès comme l’a encore illustré le rassemblement du 20 janvier. Je suis d’ailleurs surpris de constater que nombre d’entre eux ont des intérêts immobiliers et commerciaux en France, ou continuent de solliciter des visas voire la nationalité française ! Une grande majorité de Maliens, en particulier ceux des régions du Nord qui voient l’action de Barkhane sur le terrain, connaissent la valeur du partenariat entre nos deux pays. Les autorités de transition l’ont rappelé à maintes reprises. Un exemple m’a particulièrement ému : le 8 janvier dernier, 6 soldats de Barkhane ont subi de graves blessures après avoir interposé leur engin blindé devant un véhicule-suicide qui s’apprêtait à décimer un convoi commun à Barkhane et aux FAMa. Nos frères d’armes maliens connaissent mieux que quiconque la valeur du sang versé.
Vous évoquez à juste titre certains doutes dans l’opinion publique française autour de notre engagement au Sahel. Cette tendance reflète une conviction profonde, qui est aussi celle des autorités françaises : le combat pour la paix au Sahel incombe d’abord et avant tout aux Etats du Sahel, et le soutien de la communauté internationale n’a pas vocation à s’éterniser. La lutte contre le fléau terroriste s’inscrit toutefois dans le temps long. Le retour de la paix passera nécessairement par la conjugaison de tous les efforts possibles pour appuyer, à leur demande, les pays de la région.
Une année après le sommet France – G5 Sahel de Pau, quel bilan peut-on faire de la concentration de la lutte contre le terrorisme sur l’organisation de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) dans la zone dite de « trois frontières » et où en est-on dans la mise en place de « la coalition pour le Sahel » qui furent ses deux décisions majeures ?
Le bilan des engagements de Pau est très satisfaisant sur ces deux aspects. La concentration de l’effort contre l’EIGS a conduit à une profonde attrition des capacités opérationnelles et logistiques de ce groupe, qui était à l’origine d’une série d’attaque meurtrières contre plusieurs camps militaires maliens et nigériens, fin 2019. Depuis le sommet de Pau, aucune attaque de ce type n’a pu être menée par ce groupe qui a subi de lourdes pertes, et les armées sahéliennes ont repris le terrain. Barkhane et ses alliés ont également maintenu une forte pression sur AQMI, avec l’élimination de deux de ses cadres les plus importants, Abdelmalek Droukdel et Bah Ag Mossa. Enfin la Task Force Takuba est désormais activement engagée sur le terrain, en appui aux FAMa, et sera encore renforcée par les contributions d’autres Etats européens dans les prochains mois.
Toutefois le chemin reste encore long, et son issue n’est pas que militaire. C’est précisément l’esprit de la Coalition internationale pour le Sahel, qui vise à renforcer la cohérence de notre réponse collective selon quatre axes majeurs : 1) lutte contre le terrorisme, 2) renforcement des capacités des armées sahéliennes, 3) appui au retour des administrations et services dans les zones instables, 4) appui au développement. La mobilisation est à la hauteur de nos attentes : après son lancement officiel en avril dernier, la première réunion ministérielle de la Coalition, le 12 juin, a rassemblé près de 60 représentants d’Etats et d’organisations internationales dont 45 ministres. La Coalition aura bientôt un nouveau Secrétaire, originaire du Sahel, pour animer cet effort de coordination et de plaidoyer.
Que peut-on attendre de la prochaine édition du sommet France-G5 Sahel prévue à Ndjamena (Tchad) à la mi-février 2021 ? Une nouvelle clarification ou l’étalage de la lassitude de la France ?
Le sommet prévu à N’Djamena aura précisément pour objectif de faire le point des engagements pris à Pau. Sont-ils à la hauteur des enjeux ? L’un des thèmes centraux sera sans doute celui du « retour de l’Etat ». Les progrès enregistrés sur le plan militaire, notamment dans la région du Liptako, n’auront de sens que s’ils s’accompagnent d’un retour durable des administrations et services sociaux de base au profit des populations. Il s’agit de ne plus laisser les terroristes s’ériger en alternative à l’Etat d’une part, et de restaurer le lien de confiance entre administration et populations d’autre part. Les autorités maliennes savent que les populations des régions du Centre et du Nord aspirent à revoir un Etat positif, un Etat-providence qui leur facilite l’accès à l’eau, à la santé, à la justice...
La détermination du gouvernement de transition à définir une stratégie pour ce retour doit être saluée et encouragée. Nous sommes prêts à l’y accompagner, dès lors que cette stratégie sera connue et qu’un pilote aura été désigné pour synchroniser l’action des différents ministères. Une évaluation de la mise en œuvre de l’accord d’Alger sera également effectuée à N’Djamena. Je salue le pragmatisme des autorités de transition et des mouvements, couronné par l’entrée de ces derniers au gouvernement, la reprise des CSA et la signature d’une nouvelle feuille de route. Le Sommet sera enfin l’occasion d’un ajustement des efforts à l’aune des progrès réalisés, comme annoncé par le Président Emmanuel Macron.
De récentes prises de position font apparaître que la France n’est plus tout à fait hostile à l’idée d’un dialogue avec les terroristes. Pourriez-vous nous donner plus d’éclairage sur cette nouvelle orientation ?
Par principe, la France ne dialogue pas et ne négocie pas avec les terroristes. Pour autant, nous sommes convaincus que la solution pour une stabilisation durable du Mali et du Sahel n’est pas que militaire. Au Nord par exemple, elle s’inscrit dans le cadre politique de l’Accord pour la paix et la réconciliation issu du processus d’Alger. Nous savons par ailleurs que de nombreux individus sont venus grossir les rangs des groupes terroristes non par conviction idéologique, mais bien parce qu’ils étaient en quête de la protection ou des perspectives socio-économiques qui leur faisaient défaut. Ces personnes ne sont par nature pas incompatibles avec la notion même d’Etat malien, et des efforts peuvent être entrepris pour prendre en compte leurs préoccupations.
Restent les leaders du RVIM et de l’EIGS. D’abord, ceux-ci ont déclaré respectivement allégeance à Al Qaida et à l’Etat islamique, des organisations internationales qui mènent un combat terroriste au-delà de la région et avec qui personne n’a jamais pensé négocier. Ensuite, ces leaders portent au Sahel et au Mali en particulier un projet qui apparaît en bien des points incompatible avec la notion d’Etat malien. Enfin, ils se sont rendus coupables de crimes injustifiables envers les populations et l’armée maliennes, dont ils devront répondre. Ces trois problèmes constituent autant d’obstacles à l’amorce d’un éventuel dialogue. Je retiens que notre détermination commune à frapper les groupes terroristes reste intacte, et qu’elle porte ses fruits. Les autorités de transition ont félicité les forces françaises pour la neutralisation de Bah Ag Moussa, et nous incitent à poursuivre en ce sens. Nous verrons bien si les circonstances permettront d’envisager une alternative.
Nous avons observé que depuis l’avènement de la Transition, les dirigeants français ont multiplié les déplacements au Mali. Or la mise en place des organes censés gérer cette période est matière à caution étant donné qu’elle n’a pas été faite de manière consensuelle. Quelle est votre appréciation sur cette situation ?
La France est alignée sur les positions de la CEDEAO et de la communauté internationale dans sa grande majorité. Nous sommes pleinement disposés à poursuivre notre engagement aux côtés du Mali dans cette période décisive, suivant les priorités identifiées par les autorités de transition. La préparation des élections, la conduite des réformes politiques et institutionnelles engagées de longue date, la mise en œuvre de l’Accord d’Alger, le retour de l’Etat au Nord et au Centre, la lutte contre l’impunité et le renforcement de la gouvernance sont autant de sujets centraux sur lesquels des progrès concrets sont attendus par les Maliens. Bien sûr, ces chantiers ne trouveront réussite qu’au prix d’une impulsion politique forte, agrémentée du degré de consensus suffisant pour susciter l’adhésion des forces vives de la Nation. Nous sommes prêts à appuyer les autorités de transition en ce sens.
Source : Ambassade France
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